« La vague de levées de fonds des dernières années se traduit désormais dans la réalité opérationnelle »

Le chiffre d’affaires cumulé des 100 premiers acteurs français de la fintech a bondi de 71% en 2022 à 1,9 milliard d’euros. Comment analysez-vous cette accélération de leur développement ?

Les très importantes levées de fonds des acteurs de la fintech au cours des dernières années se traduisent désormais vraiment dans la réalité opérationnelle. La croissance du secteur est exceptionnelle. Elle est par exemple bien plus forte que celle des éditeurs de logiciels, dont il représente 1/6ème du chiffre d’affaires en 2022 (1,9 milliard versus 12 milliards) contre 1/10ème en 2021. À terme, nous estimons que la taille de ces marchés va converger. De même, alors que le poids des fintechs dans le secteur financier était de 2% en 2015, on estime qu’il passera à 10% en 2025, puis à plus de 25% après 2030. Cette industrie devient mainstream. En conséquence, les acteurs du secteur changent de dimension et leurs besoins de financement en capital sont bien plus élevés. Nous avons basculé d’un univers de start-ups à un univers de scale-ups.


Cette bascule se produit à un moment de moindre disponibilité des financements. Comment ces entreprises doivent-elles s’adapter ?

Nous entrons effectivement dans une période d’ajustement. C’est la fin d’une abondance exagérée d’offre de capitaux. Les business models des fintechs doivent désormais d’avantage être fondés sur le ROI que sur la croissance effrénée. Les performances opérationnelles vont prendre plus d’importance. Les dépenses feront l’objet d’une plus grande attention car elles seront plus difficiles à financer. Néanmoins, l’investissement intensif en R&D doit se poursuivre, car la fintech, qui a toute sa place dans le capital risque, c’est d’abord de la tech ! Les profils « tech » sont d’ailleurs majoritaires parmi leurs collaborateurs et près de 40% des entreprises du secteur affichent un budget de R&D supérieur au tiers de leur chiffre d’affaires, soit le double du niveau observé dans le secteur des logiciels. L’enjeu pour ces entreprises est de développer une technologie propriétaire pointue, capable de créer de la valeur en érigeant une barrière à l’entrée, voire en disruptant certains business models.


Quels sont les segments de ce secteur qui connaissent les plus fortes dynamiques et ceux que l’on voit émerger ?

L’enquête Fintech 100 fait apparaître le paiement comme la première activité des acteurs français (à 23%) et nous l’observons aussi en tant qu’investisseur dans le dealflow. Il bénéficie d’un foisonnement d’innovations. L’assurtech, deuxième dans notre enquête, prend de l’ampleur grâce à un volume d’affaires en constante progression, mais le dealflow ne progresse pas pour autant. Les services financiers aux entreprises (en troisième position) représentent un pilier du secteur. Ces services, inaccessibles auparavant car trop coûteux en ressources humaines, s’adressent spécifiquement aux petites entreprises et sont très automatisés pour être plus rentables, comme la direction financière externalisée. Nous devrions d’ailleurs assister à une montée en puissance de la regtech et du process automation, l’automatisation des processus de contrôle. Plus généralement, nous anticipons une poursuite de la montée en puissance de l’intelligence artificielle et du machine learning, qui devraient irriguer l’ensemble du secteur pour de nombreuses applications.

Bernard-Louis Roques, co-fondateur et directeur général, Truffle Capital

« Les fintechs tablent sur des perspectives de croissance très élevées »

Quels sont selon vous les principaux vecteurs de croissance de l’activité des fintechs ?

La dynamique actuelle est en effet extrêmement forte, avec un bond du chiffre d’affaires des cent premiers acteurs français du secteur des fintechs à 1,9 milliard d’euros en 2022, après 1,1 milliard en 2021, selon notre enquête. En outre, il est très satisfaisant de constater que leurs perspectives de croissance restent élevées : plus de 80% d’entre eux tablent sur une croissance supérieure à 30% en 2023 comme en 2024. Finance Innovation est présent depuis plus de dix ans auprès de ces entreprises et nous avons connu plusieurs phases. Au début des années 2010 et jusqu’en 2015, les chiffres d’affaires comme les levées de fonds restaient modestes. Puis depuis 2015, les levées de fonds se sont multipliées pour atteindre, malgré une baisse en 2022, un cumul de près de 6,2 milliards à la fin de l’année dernière. Nous entrons dans une période nouvelle, de croissance soutenue de l’activité des fintechs, tirée en partie par l’appétit des grands groupes bancaires et d’assurance, souhaitant nouer des partenariats avec ces acteurs innovants, afin d’être accompagnés dans leurs projets de digitalisation, qui se sont accélérés depuis la crise du covid. En conséquence, près des trois quarts des fintechs indiquent évoluer dans un univers BtoB au sens large (B to B, B to B toC, B to Bto )B. Outre le paiement et l’assurtech, les services aux acteurs de la finance sont montés en puissance. Le maintien des taux d’inérêt élevés, même si il contribue à diminuer les levées de fonds, devrait, par exemple, bénéficier à des offres de digitalisation de l’affacturage ou de financement du BFR d’entreprises qui ont peu accès aux financements bancaires, voire aussi au crowdfunding qui redevient plus compétitif, en gos aux fintechs offrants des offres de financement complémentaires aux banques.


Dans ce secteur des fintechs, quels sont les principaux atouts de la place financière de Paris ?

La place financière de Paris bénéficie historiquement de la qualité de ses nombreux ingénieurs, ses actuaires, et se distingue ainsi par une solide activité en R&D. Nous avons par exemple traditionnellement une forte expertise en big data et en data mining. Si auparavant beaucoup des diplômés rejoignaient la place de Londres, nous avons gagné en attractivité. La bonne adaptabilité de notre cadre réglementaire aux métiers des fintechs est un atout qui séduit les entreprises de pays voisins. La présence aussi de grands établissements dans la banque, l’assurance ou la gestion d’actifs ouvre la perspective pour les fintechs de signer des contrats importants. Et ce terrain s’avère favorable aux ambitions à l’international de nos acteurs locaux : plus de la moitié d’entre eux disent avoir mis en place une couverture internationale.


Cependant le premier défi identifié par les fintechs françaises est la « pénurie de talents ». Comment peuvent-elles y faire face ?

Les difficultés de recrutement dans la tech, plus généralement, datent déjà de plusieurs années et se sont effectivement accentuées. Nous nous félicitons de voir de grands noms internationaux des nouvelles technologies choisir d’implanter des activités en France. Mais les startups sont alors en concurrence avec eux pour recruter. Elles ont pour elles une capacité à offrir une plus grande flexibilité en termes de conditions de travail. Et c’est ainsi d’ailleurs que si 80% des fintechs étaient purement franciliennes, il y a 3-4 ans, beaucoup d’entre elles développent des back offices ( en particulier en R&D, de KYC, compliance ) en région.

Maximilien Nayaradou, directeur général de Finance Innovation

« Quels modèles d’affaires pour les banques et les fintechs ? »

Quelles sont les principales technologies sur lesquelles s’appuient les fintechs et quelles évolutions avez-vous observées ces dernières années ?

Dans cette édition du Palmares, l’usage de la blockchain par les fintechs double. C’est la seule technologie qui connaisse une telle progression, signe d’une meilleure maîtrise de ses cas d’usage qui dépassent l’univers des cryptos : par exemple, l’automatisation des remboursements de nombreux petits montants par les assurances. La blockchain offre la transparence des transactions pour chacune des parties prenantes d’un processus et son automatisation est un gage de réduction des coûts. A l’inverse, on peut s’étonner du faible développement de la cybersécurité. La protection des données, la lutte contre la fraude sont pourtant d’importants sujets d’inquiétude pour les banques. Ce sera nécessairement un sujet pour les fintechs à l’avenir. Cependant, la création de valeur s’appuie sur l’expérience client et elle passe par la combinaison de plusieurs technologies plutôt que par l’usage d’une seule: c’est la capacité à orchestrer différents services qui crée la valeur, comme lors de l’enrôlement digital d’un client grâce notamment à l’Open Banking/ Finance. Le développement de logiciels permet de combiner différents services accessibles via des API dans tous les domaines, transactionnels (paiement, crédit…), intelligence artificielle (data mining, crédit scoring, IA générative…), cyber etc... Et il est logique que l’usage du « développement logiciel » soit le plus important domaine.


La digitalisation des institutions financières s’est accélérée ces dernières années. Quelles en sont les conséquences en termes de modèle de développement pour les banques ?

La seconde édition de l’enquête Digital Banking expérience 2022 - Sopra Steria Group auprès de 1.000 décideurs dans le monde et plus de 12.000 particuliers, montre que malgré les développements importants réalisés, notamment sur les services bancaires digitaux, leur maturité relative a diminuée en 2022 : 49% en sont au stade exploratoire contre 37% fin 2021. 2/3 d’entre elles expliquent que c’est leur capacité à collaborer avec leur écosystème, dont les fintechs, qui sera créatrice de valeur, pourtant on n’en est qu’au début. En particulier, l’Open Finance ouvre la voie à de nouveaux modèles d’affaires, soit pour enrichir leurs services auprès de leurs clients (avec des services de partenaires) soit, à l’inverse, en permettant aux tiers d’intégrer leurs services bancaires, un positionnement de « banque invisible » où le tiers adresse certaines clientèles en enrichissant sa relation client avec les services financiers : c’est « l’embedded finance ».


Dans ce contexte, la clientèle des fintechs a évolué. Quels enseignements en tirez-vous sur leur mode de collaboration avec les banques ?

Les modèles ne sont plus purement BtoB ou B2C: les approches B2B2B ou B2B2C sont également très présents. En pratique, la distinction BtoB versus BtoC n’a plus vraiment de sens et la plupart des fintechs distribuent leurs services tant en vente directe qu’en indirect. D’ailleurs, notre Palmares montre qu’elles ont maintenant deux profils de clientèle en moyenne (contre 1,4 l’an dernier). Le modèle n’est plus bilatéral. Il y a certainement une prise de conscience tant des banques que des fintechs que la collaboration passe par le développement de modèles mixtes. La directive sur les services de paiement (DSP2), en imposant aux banques la mise en place de services fondateurs dont l’authentification forte, a initié la création d’un socle de plateformisation de services. Il reste maintenant à dépasser l’obligation réglementaire et créer plus de valeur dans des modèles d’affaires novateurs et résilients.

Bruno Cambounet, Head Of Research, Sopra Banking Software

« Banques et fintechs, en mode collaboratif, au service des utilisateurs. »

Près de la moitié des fintechs interrogées, dans le cadre de l’enquête Fintech 100, a noué un partenariat avec un groupe bancaire. Comment a évolué la nature de ces partenariats ces dernières années ?

Le contexte a vraiment évolué. Il y a 7-8 ans, beaucoup d’observateurs anticipaient une telle montée en puissance des néo-banques qu’elles allaient se substituer aux banques historiques. Mais les banques se sont mises en marche pour répondre à ce défi et élaborer une proposition à la hauteur des attentes de leurs clients, notamment des particuliers. Les fintechs se sont essentiellement orientées vers les entreprises et de nouveaux modes de collaboration avec les banques se sont mis en place. Chacun a ainsi trouvé sa place et nous ne sommes donc plus dans une perspective d’affrontement, voire de remplacement. Les banques permettent aux fintechs d’accéder à leurs clients et sont désormais convaincues qu’elles les servent mieux que seules. Les besoins des entreprises sont en effet plus larges que ceux des particuliers et il est difficile de tous les couvrir, en particulier dans le domaine de la comptabilité, où nous identifions beaucoup d’opportunités. Le métier de banquier consiste à identifier avec qui s’associer pour être plus performant en tant que banque. Nous distribuons des services à nos clients dans une logique de « bank as a platform ». Dans le cadre de partenariats commerciaux et technologiques, facilités par le principe de l’open banking, des marchés très importants se sont ouverts.


Comment analysez-vous la place majeure prise par le métier des paiements parmi les fintechs ?

Le marché des paiements a été le premier marché dérégulé, dans le sillage de la DSP1, la première directive sur les services de paiement. L’ouverture de ce marché a permis la création de ces acteurs spécialisés. Plusieurs d’entre eux ont désormais la taille critique, en France, mais aussi en Allemagne ou aux Pays-Bas. Le marché n’est cependant pas très large, aussi ils doivent avoir une dimension mondiale. D’autant plus que dans l’Union Européenne, le marché unique n’est pas complétement abouti. En outre, le métier des paiements est de plus en plus technique et complexe, ce qui nécessite des investissements importants. Seuls les acteurs capables d’investir pour maîtriser ces innovations réussiront à se développer.


Quelles sont les innovations technologiques qui vous paraissent présenter de nouvelles opportunités ?

L’univers des cryptoactifs doit évoluer pour ne pas se limiter à un marché de spéculation. Ils doivent devenir des outils facilitant la vie économique, dans les secteurs de l’assurance, du crédit ou offrant par exemple des preuves de propriété. Et dans ce cadre, la banque jouera le rôle d’acteur de confiance. Dans un autre domaine, celui de l’« IA générative », les banques ont des besoins, pour optimiser leurs interactions avec leurs clients ou automatiser certaines tâches de leurs collaborateurs, avec d’importants gains de productivité à la clé. La promesse est incroyable et nous attendons des startups qu’elles s’approprient cette technologie afin de nous aider à l’employer.

Frédéric Burtz, Chief Technical and Innovation Officer, BPCE Digital & Payments - Groupe BPCE